La taxation des carburants renforce l’injustice fiscale

[Jean Gadrey, Dominique Plihon y Aurélie Trouvé/LIBERATION/15 de noviembre de 2018]

Au-delà du 17 novembre, il faut sortir de l’alternative réductrice de «taxer ou pas». D’autres pistes restent à explorer sur la mobilité des personnes.

On n’évitera pas une catastrophe climatique dont les premiers effets sont de plus en plus visibles sans réduire très fortement le recours aux énergies fossiles dans leurs principaux domaines d’utilisation, dont le chauffage, les usages productifs et les transports routiers, maritimes et aériens. Le transport routier est le premier de ces postes d’émissions de gaz à effet de serre, et plus de la moitié de ses émissions incombe aux véhicules particuliers.

Plusieurs types de dispositifs devront être conjugués, pas seulement celui qui fait parler de lui actuellement à propos des carburants : la taxation. C’est ainsi que des campagnes visant le «désinvestissement» ou le blocage des projets des industries de l’extraction ont pris de l’ampleur dans plusieurs pays. Ou encore qu’un peu partout des mouvements citoyens se battent, parfois avec succès, pour des transports en communs accessibles ou gratuits, contre des projets d’autoroutes ou de tunnels dignes du siècle passé, pour faciliter l’usage du vélo en ville, relocaliser des activités comme celles des maternités, des services publics et des petits commerces de proximité, etc. Autant de luttes qui ne jouent pas sur la dissuasion par le prix mais sur la construction d’alternatives appréciées.

Faire monter les prix des énergies fossiles (qui sont dans tous les cas appelés à monter, taxes ou non) n’est donc pas la seule ni sans doute la plus importante façon de susciter des comportements moins polluants, mais cela peut faire partie des mesures à défendre, sous certaines conditions qui ne sont pas remplies aujourd’hui.

Pour les plus riches, les hausses sont indolores

Les écotaxes sur la mobilité des personnes posent en effet un problème dans une société qui, d’une part, s’est organisée en grande partie autour de l’usage de la voiture dans des espaces urbains ou périurbains à plusieurs vitesses, spéculation foncière oblige, et qui, d’autre part, est minée par des inégalités de plus en plus indécentes, par la pauvreté et la précarité à tous les âges. Quelles sont les catégories les plus touchées par les hausses de prix des carburants ? Ce sont, outre certaines professions qui en sont très dépendantes (par exemple les personnes qui exercent des services d’aides et de soins à domicile), les ménages pauvres ou modestes, pour qui il s’agit essentiellement de dépenses «contraintes». Pour les plus riches, ces hausses sont indolores et elles le resteront longtemps. Et ils sont plus nombreux à habiter dans des centres-villes exigeant moins de déplacements contraints.

En pourcentage du revenu des ménages après impôt, le poids des dépenses énergétiques est de 15 % en moyenne pour les 20 % les plus pauvres et de 6 % pour les 20 % les plus riches. Pour les carburants, ces chiffres sont respectivement de 4,6 % et 2,4 %. Il est certain que les 5 % ou les 1 % les plus riches dépensent bien peu pour ces postes en proportion de leurs revenus, même s’ils dépensent plus dans l’absolu et si, à l’arrivée, ils polluent nettement plus. Si les hausses des taxes sur les carburants sont ressenties par beaucoup comme injustes, c’est parce que l’injustice en général, et l’injustice fiscale en particulier, produisent de tels jugements négatifs car trop de gens ne s’en sortent pas alors qu’une minorité se gave, contre-réformes fiscales à l’appui (ISF, CICE, etc.). Comment inverser la vapeur pour trouver une voie socialement juste vers la «justice climatique», celle qui peut encore préserver l’avenir des générations présentes et futures?

On pourrait, dans le cas de la mobilité des personnes, suivre trois pistes :

1. D’abord, taxer à la fois ce qui détruit le climat (écotaxes carbone, pas seulement pour les voitures : les avions, les bateaux…) et ce qui détruit la société, c’est-à-dire retrouver une fiscalité des revenus et du patrimoine permettant, sans creuser la dette, d’améliorer nettement le pouvoir de vivre de ceux et celles qui, aujourd’hui font les frais d’une politique qui enrichit les riches en s’en prenant aux retraites, aux minima sociaux, aux salaires faibles et moyens et à la protection sociale.

2. D’autre part, investir massivement dans des alternatives, toutes connues, du local au global, par exemple dans des transports collectifs plus denses, moins chers et plus propres, comme il en existe dans plusieurs pays et de nombreuses villes du monde, mais aussi dans la multiplication des pistes cyclables et des parkings pour les vélos.

3. Enfin, agir à la fois sur la consommation, par le biais des mesures précédentes, et sur la production (les grandes entreprises), qu’il s’agisse des industries extractives, de celles de l’automobile, des transports et des travaux publics, de la grande distribution, et bien entendu de la finance pour qu’on cesse d’investir dans les grands projets «climaticides» et pour qu’on mette l’activité économique et le crédit au service de la transition vers une mobilité peu polluante. Il est particulièrement scandaleux que les 106 milliards d’euros des livrets d’épargne de «développement durable et solidaire» servent encore à financer les 200 entreprises «fossiles» ayant le plus de responsabilités dans le dérèglement climatique.

Au-delà du 17 novembre en France, des mobilisations pour le climat sont prévues partout à travers le monde, le 8 décembre, en pleine COP24. Nous espérons que ces mobilisations seront massives. Nous devons sortir de l’alternative réductrice «taxer ou pas» qui est agitée actuellement.

Jean Gadrey, Dominique Plihon et Aurélie Trouvé économistes et membres d’Attac France