Le paresseux et le feu

Par Pablo Solón*

Ce qui se passe n’est pas un accident. Il y a cinq ans, le vice-président de Bolivie a mis au défi les agro-industriels d’augmenter les terres agricoles d’un million d’hectares par an. Ce chiffre a été atteint, mais pas pour la production : ces terres sont dévastées par le feu.

De toutes les morts, la plus douloureuse est celle de mourir brûlé. Sentir que votre peau se consume, que le feu vous envahit jusqu’à la moelle ; crier jusqu’à ce que votre voix s’éteigne, supplier qu’un arrêt cardiaque vous achève… Au temps de l’Inquisition, les sorcières et les hérétiques ont été brûlés. Aujourd’hui, il est interdit de brûler des humains : depuis la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste nazi, l’incinération d’êtres vivants est tenue pour un crime contre l’humanité. Aucun gouvernement ne peut imaginer promouvoir une politique d’incinération d’êtres humains. Et pourtant, les feux qui consument d’autres êtres vivants sont en hausse dans plusieurs pays de la planète.

S’accrochant à la branche d’un arbre avec ses trois griffes, un paresseux sourit sans pressentir ce qui va lui arriver. Il vient de manger quelques feuilles et s’apprête à faire une sieste prolongée pour bien digérer. Les paresseux sont les mammifères les plus lents de la planète. Leur vie au ralenti leur a permis de survivre 64 millions d’années. Bien plus que les humains et d’autres animaux plus agiles.

On ne peut pas voir le feu, mais il se propage à la vitesse du vent. Le paresseux dort.

« L’incendie était un accident ! », s’exclament les dirigeants. Mais comment un incendie a t-il pu détruire 957 000 hectares depuis le début de cette année ? C’est soixante fois plus que la taille de la ville de La Paz, une surface quasiment égale à la totalité du Territoire indigène et du parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS). Un incendie de cette ampleur n’est pas le résultat d’un seul accident ou même d’une centaine, mais de milliers d’incendies.

La culture sur brûlis se pratique chaque année, mais cette fois-ci elle s’est étendue de façon incontrôlée, encouragée par les injonctions du gouvernement à augmenter les surfaces agricoles. L’éthanol et le biodiesel nécessitent des centaines de milliers d’hectares pour la canne à sucre et le soja ; des millions d’hectares de pâturages sont nécessaires au bétail dont la viande est exportée vers la Chine ; et c’est sans compter les dotations foncières dans les zones forestières et les colonisations illégales de terres. Ce qui se passe n’est pas un accident.

Le feu approche. D’abord c’est une étincelle, puis une autre. Une flammèche s’égare dans la fourrure du paresseux. Il se réveille tout confus sans comprendre ce qui se passe. Il ne ressent que la brûlure sur sa peau. Il émet un gémissement de douleur tandis qu’il se déplace lentement à la recherche d’un abri.

Nous sommes en Bolivie. Le pays où la Terre nourricière a des droits ; où une loi dit que les forêts, les rivières et les paresseux ont droit à la vie et « au maintien des écosystèmes et des processus naturels dont ils se nourrissent ». Un pays où la schizophrénie est installée au pouvoir ; où le Président fait des discours dans les forums internationaux pour la défense de la « Pachamama » (la Terre-mère) alors que dans son propre pays, il viole les droits de la Terre nourricière. Un pays où le parlement a approuvé en 24 heures et à l’unanimité la loi en faveur de l’éthanol et du biodiesel. Aucun parlementaire n’a défendu les forêts qui brûlent à plus de 300 degrés. Tous ont célébré l’entrée de la Bolivie dans l’ère des biocarburants. La même chose s’est produite avec l’exportation de viande vers la Chine. Aucun député n’a exigé que des études d’impact sur l’environnement soient réalisées au préalable.

Les incendies de cette année ont été le résultat d’une stratégie électorale de réélection. Après s’être opposé dans un premier temps aux biocarburants, le gouvernement a décidé sans scrupule de promouvoir l’éthanol et le biodiesel comme des énergies « vertes ». L’idée étant de faire plaisir aux agro-industriels de l’Est, aux éleveurs de bétail et aux grands entrepreneurs exportateurs de viande, pour gagner leur soutien aux élections. Il leur a ouvert la voie pour exporter leur viande en Chine et suivre l’exemple du Paraguay qui a dévasté ses forêts pour nourrir son bétail.

Le feu commence à gagner le tapis de feuilles sèches. Le paresseux se balance lentement jusqu’à ce qu’il atteigne un autre arbre. L’angoisse commence à se voir sur son visage. Il respire avec difficulté car la fumée pénètre ses poumons. Sans hâte mais sans s’arrêter, il ne cesse de grimper. De temps en temps, il perd l’équilibre, mais ses griffes et son instinct de survie le soutiennent.

Les candidats dont les programmes ne parlaient que peu ou pas du tout de déforestation, de biocarburants et d’exportation de viande, se précipitent maintenant vers la zone sinistrée. Ils s’entendent à rechercher les coupables, mais aucun ne veut incriminer l’agro-industrie et le modèle de Santa Cruz responsable de la plus grande déforestation du pays : en 2015, sur les 240 000 hectares déboisés en Bolivie, 204 000 l’ont été à Santa Cruz. En 2012, sur les 100 000 hectares déboisés, 91 % étaient illégaux. En 2017, un tiers de la déforestation a été légalisée par le gouvernement.

Il ne devrait pas y avoir de feux dans la nature, qu’ils soient légaux ou illégaux. Mettre le feu à une forêt ou à un autre être vivant est un crime qui fait honte à notre condition humaine.

Le paresseux atteint le sommet de l’arbre le plus haut. C’est un imposant « mapajo » (ceiba) de 70 mètres de haut. L’horizon est en flammes. On dit que le paresseux vit lentement pour ne pas mourir vite. Maintenant, tout va dépendre de la résistance de cet arbre de plus de 300 ans. J’espère que le vent l’aidera. La pluie au besoin. Au loin, tandis que son hélicoptère survole l’enfer, le président parle d’évacuer les gens mais ne dit mot du paresseux ou des autres êtres de la Terre-Mère.

Dans quelques jours, les candidats retourneront à leur campagne électorale, certains pour dénoncer le totalitarisme, d’autres pour le travestir, mais aucun ne dénoncera le totalitarisme anthropocentrique qui est en nous.

Pablo Solón, environnementaliste, ancien ambassadeur de Bolivie auprès des Nations Unies.

La Fondation Solón (Bolivie), Focus on the Global South (Thaïlande) et Attac France sont partenaires du projet « Alternatives systémiques ». Son présupposé est que la crise que l’humanité affronte actuellement est systémique en ce qu’elle englobe tous les aspects de la vie – économiques, sociaux, environnementaux, institutionnels et géopolitiques.

Traduit par Attac France https://blogs.mediapart.fr/attac-france/blog/100919/le-paresseux-et-le-feu

1 Le texte original en espagnol a été publié dans le magazine Rascacielos de Pagina Siete.