Thomas Coutrot
(English/Español) Tous les matins, des millions de travailleuses et de travailleurs se lèvent et vont au travail pour produire, utiliser ou vendre de quoi détruire la vie sur terre ; et ce travail les rend malades. Construction navale et automobile, industries électrique, chimique, pétrolière, nucléaire, pharmaceutique, alimentaire… ; mais aussi finance, agriculture, informatique, génie civil, publicité, recherche, … : dans toutes ces activités aujourd’hui en grande partie mortifères, le capital a besoin de l’engagement actif des salarié.es. Mais l’organisation néo-taylorienne qui s’est généralisée pour contrôler leur travail détruit leur engagement et leur santé. Cette contradiction est au coeur d’une possible stratégie émancipatrice fondée sur l’imbrication de la crise sociale et de la crise écologique.
Nous savons que la transition n’est pas compatible avec la logique de l’accumulation et du profit maximum portée par le capital. Cette course folle rend plus que probable la perspective d’un effondrement financier, social et écologique dans les décennies qui viennent. Pour reconstruire une société du bien vivre, le travail devra prendre soin de la vie au lieu de collaborer à sa destruction. Je me propose de montrer ici que c’est tout à fait possible si les mouvements sociaux réussissent, comme beaucoup d’initiatives en montrent la voie, à mobiliser la puissance du travail vivant et du care contre l’abstraction financière. Cela suppose de renouer avec une tradition ouvrière et populaire enfouie sous plus d’un siècle de productivisme.
Souffrance au travail et perte du sens
La globalisation a mis en concurrence les salarié.es du monde entier. Le management déploie la surveillance électronique pour discipliner et intensifier le travail. Les droits sociaux diminués par les « réformes » néolibérales, les emplois de plus en plus précaires, ravivent l’insécurité et la peur. Partout le travail rend malade.
La peudo-rationalisation capitaliste du travail s’est approfondie, y compris dans les services publics, selon les éternels principes tayloriens désormais couplés aux technologies numériques : découper le travail en tâches élémentaires, le standardiser, le contrôler, avant de pouvoir éventuellement l’automatiser. Ce chapitre se centre sur les travailleurs soumis au management néolibéral, que ce soit dans les entreprises capitalistes ou les services publics ; mais beaucoup d’« indépendants » – formellement autonomes mais économiquement subordonnés – sont enrôlés dans ce système. Il n’aborde pas la question du travail invisible des femmes dans la sphère familiale, qui n’est pas soumise aux mêmes principes organisationnels.
Partout l’obsession des rendements financiers (ou de la réduction des dépenses publiques) et du contrôle a imposé des objectifs individuels chiffrés et des reportings permanents qui font perdre tout sens au travail. « Bullshit jobs »[1] au Nord, bagnes industriels au Sud, l’organisation néotaylorienne du travail provoque des épidémies de troubles musculo-squelettiques, d’anxiété généralisée, de burnout, de dépressions…Seule compensation proposée à cette souffrance au travail : la promesse de la jouissance dans la consommation, l’espoir d’acheter, même à crédit, le dernier Iphone, la nouvelle console Nitendo ou, pour les mieux payés, la dernière BMW. L’imaginaire consumériste prospère à mesure que le travail se dégrade. L’hyperconsommation de junk food, de drogues et euphorisants, fait des ravages sanitaires.
Bien au-delà des travailleurs et des consommateurs, c’est la nature dans sa totalité qui est victime de cette course folle: les pollutions de l’eau, de l’air, des sols, l’extinction massive des espèces, le réchauffement climatique ne sont rien d’autre que des pathologies du productivisme.
L’engrenage de la production
Les inégalités et les destructions environnementales qui s’aggravent ne dessinent pas un avenir vivable. D’innombrables blockbusters dystopiques décrivent un monde futur ravagé par l’ultraviolence, le fascisme et la pollution. Et pourtant les travailleuses et les travailleurs, les citoyen.nes ne se révoltent pas, ou alors confient trop souvent leurs espoirs à des leaders nationaux-populistes qui aggravent les tensions. Est-ce inéluctable ?
Avec la précarisation du salariat, les syndicats ont perdu des forces mais ils conservent des millions d’adhérents et restent, de loin, la principale force organisée de la société civile. Enracinés dans l’activité de production, ils pourraient contester cette organisation mortifère du travail et ses finalités. Les premiers syndicalistes ouvriers, ceux du socialisme associationniste de la première moitié du XIXè siècle, refusaient « l’esclavage salarié » et recherchaient la libre association des travailleurs. Aujourd’hui les atteintes à la santé des salarié.es et à la vie sur la planète pourraient inciter leurs successeurs à revendiquer un contrôle sur les conditions du travail et de la production, et à nouer des alliances avec les scientifiques, les usagers, les professionnels de santé, les associations environnementales…
Malheureusement, c’est encore rarement le cas. Le salariat demeure un rapport de subordination où l’employeur possède le monopole de la décision sur quoi et comment produire. Les syndicats peinent à se dégager de l’agenda classique des négociations sociales, qui portent sur les seuls aspects quantitatifs du travail – emploi, salaire, durée … Pour assurer le salaire en fin de mois, les travailleurs sont enrôlés malgré eux dans « l’engrenage de la production »[2] : produire toujours plus, n’importe quoi, toujours moins cher, pour valoriser un capital qui sans cela ira voir ailleurs.
Historiquement, à partir du début du XXè siècle le mouvement ouvrier a renoncé à la perspective de l’abolition du salariat, qui était celle des premiers socialistes. En résumé, il a accepté la subordination en échange du pouvoir d’achat et de la sécurité sociale. Mais le prix à payer a été lourd pour la nature, avec l’usage déchaîné des combustibles fossiles. Il a été aussi lourd pour la démocratie, avec la résignation à l’autorité dans l’entreprise et donc – par contagion inévitable – dans la cité[3]. L’entreprise et la bureaucratie – mais aussi l’école qui y prépare les enfants – cultivent la soumission aux chefs et aux « compétents ». Elles habituent les citoyens à laisser d’autres décider pour eux, y compris dans la sphère politique. La règle radicalement égalitaire du suffrage universel, « une personne, une voix », est vidée de son contenu subversif non seulement par la pression du système médiatique mais plus encore par le conformisme et l’habitude de la délégation qui sont inculqués aux citoyens par les institutions éducatives et productives.
Le compromis fordiste échangeait la soumission dans le travail contre l’accès à la consommation et à une certaine sécurité de vie. Il a été dénoncé par le patronat dès les années 1980, avec le tournant néolibéral qui a précarisé le travail, comprimé le pouvoir d’achat et augmenté les inégalités. Y revenir ne serait aujourd’hui ni souhaitable pour les travailleurs, ni soutenable pour les écosystèmes. Il nous faut sortir de l’engrenage de la production.
La recherche à tout prix de la valeur actionnariale est indifférente aux effets du travail sur le monde : comme aurait pu dire Marx, le travail abstrait écrase le travail concret. Quant à la croissance soi-disant verte promise par certains prophètes du « Nouvel Age digital », elle n’est que mirage technologique : il n’y a pas de croissance sans augmentation des consommations d’énergie et de matières, sans émissions de CO2, sans pollutions supplémentaires. Internet, fleuron de l’économie soi-disant immatérielle, consomme déjà près de 10 % de l’électricité mondiale. C’est bien la décroissance des consommations matérielles et énergétiques qu’il faut viser, pour bifurquer vers une société de bien-vivre et de sobriété. Il faut remplacer l’obsession de la production et de l’accumulation par la centralité du care – la nécessité de prendre soin des autres et du monde. .
Le syndicalisme peut-il prendre ce tournant ? C’est nécessaire car « sans la défection de l’un des acteurs centraux de l’engrenage, l’espoir d’ébranler sérieusement le statu quo est faible »[4]. A première vue les choses pourraient sembler mal engagées.
Syndicalisme et écologie : une convergence encore timide
Il faut reconnaître que dans la plupart des cas les syndicats ne s’intéressent guère à la qualité et à l’utilité du travail, à ses effets sur le monde. Parfois-même ils défendent l’emploi à tout prix contre les aspirations citoyennes à une production propre et un environnement sain. En France, les syndicats de l’industrie nucléaire sont en première ligne contre les projets de fermetures de centrales pourtant vieillissantes et dangereuses. Aux États-Unis, l’AFL-CIO soutient l’industrie du gaz de schiste et la construction de pipelines pour acheminer les combustibles extrêmes. Les syndicats allemands et européens de l’industrie chimique ont oeuvré de concert avec le patronat pour limiter l’ambition du règlement REACH sur l’usage des produits chimiques en Europe. Etc…
Cependant, les choses bougent, et de multiples initiatives fleurissent qui renouent avec les aspirations à contrôler comment et pourquoi on travaille, à faire pénétrer la liberté et la démocratie dans le travail. L’AFL-CIO elle-même a toujours été ambivalente : ainsi elle a appuyé « la création d’une protection fédérale de la wilderness et la meilleure protection des espaces restés sauvages (…) L’AFL-CIO a soutenu les défenseurs de l’environnement à l’occasion des lois les plus emblématiques de la législation environnementales, comme le Clean Air et le Clean Water Acts »[5]. La Blue Green Alliance réunit les principales fédérations syndicales et associations environnementales pour combattre le réchauffement climatique. Au plan international, le syndicalisme est fortement engagé dans une démarche d’alliances autour de la « transition juste » et des « emplois climatiques »; une fédération internationale comme celle des transports (ITF) milite pour une priorité aux transports collectifs afin de réduire les émissions de CO2[6]
En Belgique, les deux grandes centrales syndicales, la Confédération syndicale chrétienne et la FGTB, animent ensemble le Réseau intersyndical de sensibilisation à l’environnement (http://www.rise.be/). Le TUC britannique encourage la création de « délégués environnementaux » pour réduire l’impact écologique de la production et mène des campagnes pour « verdir les lieux de travail »[7]. En France, la CGT revendique l’élargissement à l’environnement du champ de compétence des CHSCT pour créer des « Comité d’hygiène, de sécurité, de conditions de travail et d’environnement » (CHSCTE)[8]. L’Union syndicale Solidaires, très attentive à ces questions, publie régulièrement un bulletin « Ecologie Solidaires » qui montre les liens concrets entre le travail et l’écologie.
Si beaucoup des dirigeants syndicaux au plan national ou international ont compris l’importance de cet élargissement des thèmes de lutte, c’est plus rare à l’échelle locale ou sectorielle. Du fait de leur rapport direct à la nature, les syndicats paysans sont à la pointe. On peut bien sûr évoquer Chico Mendes et la lutte des seringueiros (récolteurs de caoutchouc) pour une exploitation soutenable des ressources amazoniennes. Ou bien le syndicat des artisans pêcheurs du Kérala (KSMTF) qui a lutté contre les chalutiers industriels pour préserver la mer et les poissons[9]. Les syndicats de paysans, comme ceux regroupés dans la Via Campesina, protègent aussi la nature contre l’agro-industrie prédatrice. Mais ces luttes concernent surtout des paysans indépendants, et il est plus difficile de trouver des exemples chez des salariés soumis au management capitaliste dans l’industrie ou les services.
Pour le cas français, citons la belle avancée qu’a constitué l’intervention de la CGT du groupe Vinci contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Contre les paysan.nes menacé.es d’expropriation et les militant.es écologistes et autonomes de la ZAD, le patronat et les notables ainsi que plusieurs syndicats locaux soutenaient depuis vingt ans le projet d’aéroport au nom du développement régional et de l’emploi. Rompant avec ce consensus productiviste dans un remarquable texte intitulé « nous ne sommes pas des mercenaires », la CGT-Vinci s’est rangée aux côtés de la lutte anti-aéroport : « notre boussole reste l’utilité sociale de la production, l’aménagement de nos territoires, le bien-être des salariés qui les font vivre et la stabilité de nos emplois : le véritable sens du mot progrès ». Quelques mois plus tard le gouvernement annonçait l’abandon du projet…
Mais de tels exemples demeurent trop isolés. Pour parvenir à placer la santé et l’écologie, les enjeux du travail concret, au coeur de sa stratégie, le mouvement syndical ne peut simplement cultiver des alliances. Il doit trouver dans l’activité-même de travail les ressources politiques qui redynamiseront son action. C’est le sens de nouvelles pratiques syndicales qui commencent à reconstruire un rapport de forces en mobilisant les salarié.es autour des questions de la qualité du travail.
Travailler c’est désobéir !
Tout part du constat bien connu dans le domaine des sciences du travail (ergonomie, psychologie, sociologie…), selon lequel travailler c’est désobéir. Face à la variabilité de la météo, au sac de ciment trop lourd, à l’animal rétif, à la machine en panne, au client irrité, au problème compliqué… les consignes officielles donnent des repères, mais ne sont jamais suffisantes : pour bien faire le travail, il faut les adapter, les contourner, inventer d’autres règles. En se limitant à suivre strictement les consignes, on ne fait rien de bon, et on peut même bloquer complètement la production : c’est la « grève du zèle ». Les ergonomes ont montré depuis longtemps que même dans le travail apparemment le plus purement physique – celui des manutentionnaires par exemple – « l’essentiel de leur travail, c’est leur pensée »[10].
L’écart systématique et irréductible entre travail prescrit et travail réel a deux effets majeurs. D’une part il doit être comblé par l’indispensable créativité de l’individu dans son travail, ce que l’on peut appeler, en reprenant le terme marxien, son « travail vivant »[11]. Face à l’imprévu qui surgit en permanence, l’improvisation est obligée, appuyée sur l’expérience. Une tâche entièrement routinière finit tôt ou tard par être automatisée. D’autre part il rend nécessaire la création collective de règles de travail, issues de l’expérience et des échanges entre collègues, transmises et remaniées au fil du temps. Ces règles, souvent clandestines, soutiennent la capacité d’improvisation.
Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail : ce qu’elle déploie de sensibilité, d’affects, d’intelligence, d’inventivité, d’empathie, afin de surmonter les obstacles et d’atteindre non seulement les objectifs assignés par l’organisation, mais aussi ses propres objectifs. Comme le disait Marx, « le renversement de ces obstacles constitue en soi une affirmation de liberté (…), la réalisation de soi, l’objectivation du sujet, donc sa liberté concrète qui s’actualise précisément dans le travail ».
En contournant la prescription et les ordres, les salarié.es exercent clandestinement leur liberté pour défendre leur propre conception du « bien travailler ». Alors que le patron veut « la qualité pour le marché », celle qui permet de maximiser le profit, elles et eux cherchent à fabriquer un bel objet, à satisfaire les vrais besoins du client, à prendre véritablement soin des personnes mais aussi, de plus en plus, de la nature en danger. L’éthique du care, qui a été identifiée et théorisée par des féministes, est toujours active dans le travail vivant : celui des femmes assignées aux tâches de soin, bien sûr, mais plus généralement celui des travailleurs, femmes ou hommes, qui prêtent attention à ce qu’ils produisent, comme c’est le plus souvent le cas. En travaillant, on ne peut pas contenter d’exécuter machinalement, on continue – souvent à notre insu – à être inspiré.e par des valeurs personnelles et professionnelles, le besoin de se sentir utile et reconnu, le souci des autres et de la vie. Ce souci de la qualité du travail , vue par les travailleurs, implique très souvent d’entrer en conflit avec les objectifs chiffrés et la logique de l’abstraction financière.
Lutter pour bien travailler
Ainsi chez Volkswagen, les ingénieurs ont dû mentir et truquer pour inventer un logiciel qui permette de dissimuler le véritable niveau des émissions de CO2 des moteurs diesel. On sait que le scandale a coûté beaucoup d’argent à la firme, mais on ignore quel a été le coût psychique pour les travailleurs impliqués dans cette fraude : « cette affaire révèle la portée civique du travail pour l’humanité tout entière, quand le niveau de qualité des produits fabriqués et des services rendus empoisonne l’existence de tous »[12].
Ces conflits sont en général vécu de façon solitaire par chaque travailleur. Ils débouchent alors sur la frustration, l’ennui, la colère, et souvent la souffrance voire la dépression. Mais si l’organisation syndicale se consacre à les prendre en charge, cela peut changer. La CGT a ainsi mené de 2008 à 2010 une remarquable recherche-action chez Renault, en particulier à l’usine du Mans, avec l’aide de chercheurs. D’abord en développant le travail d’investigation, d’enquête auprès des salarié.e.s, pour les aider à comprendre précisément comment leur travail est empêché. Puis en les amenant, par le débat, à affirmer leurs propres normes de qualité et à obtenir des aménagements très concrets non seulement des conditions de travail mais des méthodes de production. Et rapidement, à contester les finalités-mêmes de la production.
Fabien Gache, délégué central CGT Renault, résume ainsi les conclusions de cette expérience : « plus on s’intéresse au travail réel dans le détail, plus on découvre l’intérêt qui lui est porté par les salariés, et plus la question du sens de ce que l’on fait, de ce que l’on produit est posée individuellement et collectivement (…) L’émancipation du salarié au travail apparaît comme l’élément constituant de sa propre santé, de sa propre capacité à agir sur ce qui l’entoure et donc à être pleinement citoyen dans la société »[13]. Accessoirement le syndicat a recruté un nombre élevé de nouveaux membres.
C’est en prenant en charge ces conflits, qui intéressent et mobilisent au plus haut point les salarié.es, que le syndicalisme peut à la fois reconstruire son pouvoir d’agir dans les entreprises et tisser des liens avec les acteurs extérieurs concernés par les résultats concrets du travail. En opposant leur conception du travail bien fait à celle du capital, les salarié.es peuvent intégrer dans leurs luttes des dimensions éthiques comme la dignité des personnes, la défense de la santé des humains et de la nature contre l’avidité des classes dominantes.
Les nouvelles pratiques du travail vivant
Sans même que des syndicats s’en mêlent, de nouvelles pratiques de travail tournées vers le soin des personnes et du monde s’affirment un peu partout, souvent à l’extérieur même du salariat. Parmi de multiples exemples évoquons les coopératives d’énergies renouvelables, les coopératives collaboratives, l’aide aux personnes âgées, les soins à domicile.
En Allemagne et au Danemark, la transition énergétique s’est largement appuyée sur un mouvement citoyen et communal de coopératives d’énergies renouvelables, soutenu par une banque publique de développement ; ces coopératives produisent aujourd’hui 30 à 40 % de l’électricité. En France, l’Atelier Paysan est une coopérative collaborative, un “farm lab”, qui conseille et aide les paysan.ne.s à concevoir et construire des équipements et machines adaptés aux pratiques techniques et culturales de l’agriculture biologique. La coopérative d’emploi et d’activité Coopaname organise des centaines de travailleurs indépendants qui mutualisent leurs ressources et se financent un statut de salarié avec ses protections. En Catalogne, les coopératives collaboratives sont en plein essor, avec le soutien de la mairie de Barcelone. Le réseau de télécommunication collaborative Guifi.net assure l’accès au haut-débit dans des zones reculées d’Espagne pour plus de 50 000 usagers, via les ondes radio ou la fibre optique.
Avec le vieillissement des populations, partout les métiers de l’aide aux personnes âgées se développent. L’irruption des femmes dans le salariat reconfigure ces activités, qui leur étaient assignées à titre bénévole dans la sphère domestique par la division traditionnelle du travail entre les sexes. Les femmes demeurent néanmoins très majoritaires dans ces activités désormais salariées, qui peuvent être organisées selon des modèles très différents. Le plus souvent comme en France, ce sont des associations bureaucratisées ou des groupes capitalistes comme Orpéa qui gèrent de vastes institutions fort coûteuses et souvent inhumaines du fait de la pseudo-rationalisation des soins. En 2018 les aides-soignantes se sont révoltées contre le manque de personnel dans ces établissements, qui les empêche de prendre véritablement soin des personnes âgées. Leur lutte pour la qualité des soins a reçu un fort soutien de l’opinion publique concernée par le bien-être des anciens. Au Japon en revanche, les structures capitalistes ou bureaucratiques ne dominent pas le secteur : l’assurance-dépendance de longue durée, créée par les pouvoirs publics en 2000, a financé le développement de milliers d’associations locales d’aide aux personnes âgées, où le travail des aidant.es peut plus aisément se déployer dans une logique de care[14].
Les métiers de la santé, comme ceux de l’aide aux personnes âgées, ont été passés à la moulinette de la pseudo-rationalisation néo-taylorienne. Partout, les services de soin à domicile sont réalisés à la chaîne dans des temps rigoureusement chronométrés : 10 minutes pour une intraveineuse, 15 minutes pour une toilette … Pour contrôler la productivité des interventions, une étiquette avec un code barre est collée sur la porte du patient, que les infirmières doivent flasher après chaque visite ainsi que celle du produit administré. Plus le temps de prendre soin des personnes, de leur parler, de les écouter… c’est la maltraitance « rationalisée ».
Mais aux Pays-Bas les infirmières se sont rebiffées : elles ont rejoint en masse une nouvelle association, Buurtzorg, organisée sur la base d’équipes autogérées responsables d’une zone géographique. Les infirmières développent l’autonomie des patients, en prenant le temps qu’il faut pour les soutenir et en stimulant l’entraide des voisins. Elles améliorent leur qualité de vie et celle des patients, et obtiennent des résultats sanitaires et économiques spectaculaires : par exemple, le taux de ré-hospitalisation des patients a été réduit de 30 %. En quelques années, de 2006 à 2016, Buurtzorg a littéralement vampirisé le secteur des soins à domicile, passant de 10 à 10000 infirmières, soit les trois quarts de la profession.
Les communs au service du care
Ces expériences illustrent le potentiel extraordinaire que recèle l’hybridation des communs et du care. La logique des communs ne se limite pas à certaines catégories de ressources, naturelles ou numériques : elle irrigue tout projet qui rend indissociables participation, responsabilité et co-décision. De même l’éthique du care a une validité qui déborde très largement les seules activités de soin aux personnes : il s’agit de passer d’une logique mâle de domination de la nature à une logique écoféministe de l’attention. Selon la belle définition proposée par Joan Tronto, le care est « l’activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’ de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »[15]. Cette perspective écoféministe est en fait pertinente pour toutes les activités de travail, qui impliquent toujours nos corps, nous-mêmes et notre environnement.
Le renouveau des communs et l’affirmation de l’éthique du care s’observe aussi dans les nouvelles formes de travail collaboratif et autogouverné que promeuvent – ce qu’il ne faut pas négliger – certains secteurs managériaux. Quand des consultants inventent des modèles d’organisation du travail où l’autonomie individuelle et l’intelligence collective remplacent l’obéissance et la subordination, et où la mission de l’entreprise n’est pas le profit mais un objectif sociétal, quand certaines PME familiales se mettent à fonctionner au quotidien comme des utopies autogestionnaires, il se passe indiscutablement quelque chose de nouveau[16].
Ces modèles contestent que le profit soit une finalité en soi, même s’il est nécessaire à la survie de l’entreprise. Ils s’inspirent du fonctionnement des systèmes vivants, où les niveaux d’organisation emboîtés fonctionnent selon le principe de subsidiarité : les niveaux inférieurs règlent eux-mêmes tous les problèmes qui ne nécessitent pas une vue d’ensemble. Ils remettent en question le postulat, jusqu’ici incontesté (y compris à gauche!), du caractère indispensable de la hiérarchie : le travail, réorganisé selon des principes d’égalité et d’autonomie, voit son efficacité productive non pas diminuée mais accrue. Le travail collaboratif en vue du care permet, selon la formule de Jean Gadrey, de « passer de la productivité à la qualité ». Un travail de qualité exige d’être attentifs aux conséquences des différents choix possibles de production et de délibérer ensemble pour décider. Il nécessite que les entreprises aient une organisation et une gouvernance aptes à produire cette délibération et cette attention. Ainsi on peut douter que ce soit possible pour de gigantesques firmes ou d’énormes bureaucraties : il faudra démanteler ces méga-structures pour démocratiser et libérer le travail…
De même ces principes ne sont pas compatibles à long terme avec la dictature des actionnaires. Même si l’autogouvernement du travail permet une meilleure qualité à un coût identique, voire moindre, il oblige le capital à accorder du pouvoir aux salarié.es et à risquer la perte du contrôle. C’est pourquoi dans les entreprises à actionnariat dispersé, les expérimentations de « travail agile » ou « d’entreprise libérée » se révèlent toujours profondément décevantes, voire déprimantes pour ceux qui y ont cru. Après de premiers résultats souvent spectaculaires, grâce à l’enthousiasme initial des salarié.es, se produit le plus souvent une reprise en main par les actionnaires. La logique du capital est bien plus celle du pouvoir que du profit : s’il faut choisir entre plus de profit mais moins de pouvoir, ou bien le contraire, les dirigeants privilégient presque toujours le pouvoir.
La bureaucratisation extrême engendrée par le « lean management » et le « new public management » est devenue contre-productive aux yeux-mêmes des dirigeants. La contradiction entre la liberté et l’initiative des salarié.es, qui est indispensable à la production, et l’obsession du contrôle actionnarial et bureaucratique, oblige le management à essayer d’innover. Mais pour des raisons politiques, il est profondément incapable de vraiment lâcher prise. Il y a là un terrain de lutte particulièrement propice à reconstruire un rapport de forces en faisant de la qualité du travail un enjeu véritablement politique.
Pour une politique du travail vivant
Des forces qui semblent aujourd’hui toutes-puissantes s’y opposeront farouchement, mais nombre d’acteurs sociaux y auraient tout intérêt. Le syndicalisme bien sûr, en posant l’exigence politique d’un travail de qualité, pourrait retrouver une immense légitimité. En lien avec les chercheur.es en sciences du travail, il pourrait multiplier les expérimentations dans les entreprises et démontrer la puissance politique de la liberté du travail. Les travailleurs souffrent du « travail empêché », de l’impossibilité de faire du bon travail. Poser ensemble la question « qu’est-ce qui importe pour nous dans notre travail ? De quoi voulons-nous prendre soin ? », est un puissant facteur de reconstruction des collectifs de travail et de leur pouvoir d’agir.
Cette question appelle à approfondir ses alliances avec les mouvements citoyens qui défendent la santé, l’écologie et la démocratie réelle. Les associations de malades, d’usagers, les collectivités locales en transition, les professionnel.le.s de santé, les chercheur.e.s pour une science citoyenne, les associations écologiques, les acteurs de l’économie solidaire et collaborative, les hackers et activistes du faire, les mouvements des pédagogies alternatives, les citoyen.ne.s indigné.e.s et les militant.e.s de la démocratie directe, mais aussi les managers humanistes…, la liste est longue des acteurs sociaux potentiellement intéressés à une politique du travail vivant. Qui serait à n’en pas douter un puissant levier pour revivifier la démocratie, tant il est impossible d’envisager une démocratie réelle dans la société en général sans démocratie dans le travail.
Les deux acteurs clés sont bien sûr le syndicalisme et le mouvement écologique. Le premier pourrait jouer un rôle moteur, à condition de renoncer à son tête-à-tête exclusif avec le travail mort – le « syndicalisme d’affaires » ou la négociation collective corporatiste – pour s’orienter vers la construction d’une alliance pour la vie. Le second également, dans la mesure où il s’engagerait fermement contre les inégalités sociales galopantes et l’accumulation illimitée de capital. Comme le dit Laurent Vogel de la Confédération syndicale européenne, fin connaisseur des rapports difficiles entre syndicats et écologie, une double révolution culturelle est nécessaire : « dans le mouvement syndical, une vision critique de l’idéologie productiviste, de la croyance selon laquelle la croissance, mesurée par les indicateurs traditionnels, est la condition du progrès social ; dans le mouvement écologique, l’abandon de conceptions naïves sur l’émergence possible d’un capitalisme vert sans devoir bouleverser les rapports de domination »[17].
Construire ces alliances pour le travail, la nature et la démocratie est une tâche difficile. Elle sera plus aisée si les syndicats parviennent à expérimenter et construire une stratégie politique axée sur la liberté du travail , à distance des exigences actionnariales, pour commencer à faire valoir l’obligation de prendre soin de soi, des autres et du monde. . En même temps, cette reprise en main par les salarié.e.s de leur travail sera plus facile si elle s’appuie sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyen.ne.s à un travail autonome et de qualité, seule garant de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. « C’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail »[18] : c’est très largement par et dans le travail que la possibilité-même d’une vie humaine décente sera préservée, ou finira par être détruite sans doute plus vite qu’on ne l’imagine.
Cette politique du travail vivant est d’abord une politique de la liberté. Les conservateurs et les néolibéraux ont confisqué le thème de la liberté presque sans rencontrer de résistance. La gauche radicale leur a abandonné ce drapeau et a érigé l’égalité en valeur suprême contre le libéralisme économique. Mais l’égalité n’a pas de valeur en soi : elle n’est qu’un moyen pour que chacune et chacun puisse être libre. Le néo-libéralisme, loin de promouvoir la liberté, a engendré de fantastiques inégalités qui détruisent la liberté du plus grand nombre. Revendiquer la liberté du travail et la construire à partir du travail vivant, est nécessaire pour reconstruire une perspective émancipatrice et repasser à l’offensive.
[1] David Graeber, Bullshit Jobs, A theory, Simon and Schuster, 2018
[2]Allan Schnaiberg, The Environment: From Surplus to Scarcity, Oxford University Press, 1980.
[3]Thomas Coutrot, Libérer le travail, Seuil, 2018, chapitre 9.
[4]Brian Obach, « New Labor : Slowing the Treadmill of Production ? » Organization & Environment,Vol 17, Issue 3, 2004 ; « Un nouveau syndicalisme : ralentir l’engrenage de la production », Mouvements, n°4, 2014.
[5] B. Obach, op. cit.
[6] http://www.itfglobal.org/media/1780093/17fr0920-itf-statement-for-cop23_final.pdf
[7]“Half of UK carbon emissions are produced by work activity. Workplaces burn energy, consume resources and generate waste and travel”, Greening the Workplace, TUC Workplace Manual, 2012.
[8] Mais le gouvernement Macron a supprimé les CHSCT en 2018…
[9] Rohan D. Mathews, « Fishworkers Movement in Kerala, India », 2011, http://base.d-p-h.info/fr/fiches/dph/fiche-dph-8852.html
[10] Comme le disait Alain Wisner, in L. Leal Ferreira, J. Foret, « Un entretien avec Wisner au Brésil », Travailler, n° 15, 2006.
[11] Christophe Dejours, Travail vivant. Tome 2 : Travail et émancipation, Payot, 2009.
[12] Yves Clot, « Clinique, travail et politique », in A. Cukier (dir.), Travail vivant et théorie critique, PUF, 2017.
[13] Fabien Gache, http://www.comprendre-agir.org/images/fichier-dyn/doc/2013/colloque_travail_evaluation_ugict_cgt_2012_chsct.pdf
[14] Chizuko Ueno, The Modern Family in Japan. Melbourne: Transpacific Press, 2009.
[15] Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009, p. 143.
[16]Comme le modèle de l’holacratie (Brian J. Robertson, La révolution Holacracy, Alisio) ou de l’entreprise autogouvernée (Frédéric Laloux, Reinventing organizations, Diateino, 2014). Même si ces expérimentations ne mettent jamais en question le pouvoir exclusif de décision des propriétaires sur le partage entre salaires et profits.
[17]Laurent Vogel, « Enjeux et incertitudes de la politique européenne en santé au travail », Mouvements, 2 / 58, 2009
[18]Yves Clot , « Le travail souffre, c’est lui qu’il faut soigner ! », Septembre 2010, http://www.vdconsulting.fr/images/sampledata/PDF/Yves-Clot_le_travail_souffre.pdf