L’agent invisible qui a mis à nu la sacralité du multilatéralisme

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José Carlos Solón

En 1992, alors que les Nations Unies consolidaient les bases du développement durable lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, trois conventions ont été ratifiées à partir de ce sommet : celle de la lutte contre la désertification, celle au sujet du changement climatique et celle pour la diversité biologique.

Ces conventions ont marqué le commencement d’une nouvelle ère du multilatéralisme, un multilatéralisme destiné à négocier et conclure des accords internationaux pour faire face internationalement aux enjeux de la planète.

Au fil du temps et à des rythmes différents, les conventions ont pris vie, les ordres du jour des négociations sont devenus plus complexes et les questions qui y ont été discutées également. En trente ans, il y eut 25 conférences sur les changements climatiques, 12 sur la désertification et 14 sur la diversité biologique.

Ce multilatéralisme a fait naître l’espoir d’une nouvelle voie auprès de ses contributeurs, des négociateurs et de certains acteurs de la société civile. De cet espoir a découlé une nouvelle forme de culte du multilatéralisme, à travers une foi à part entière, qui accorde à cette méthode la capacité certaine de faire face aux crises environnementales.

Une majorité d’entre eux peuvent être représentés tels des paroissiens qui vont à la messe tous les dimanches. De temps en temps, ils annoncent l’arrivée d’un texte qui, comme la parole d’un messie, transformera la planète. En 2015, l’accord de Paris fut signé. Nous y voilà : un messie en papier, qui est arrivé, soi-disant pour nous sauver de la crise climatique. Ces accords « Sauveurs » du multilatéralisme n’apparaissent pas du jour au lendemain, ils passent par des de longs processus de gestation, une série de réunions pendant plusieurs mois.

Cette année (2020) a été nommée “la Super Année de la Biodiversité” par celles et ceux qui maintiennent une foi aveugle et rituelle dans le système des Nations Unies. La Convention sur la Diversité Biologique, (en son acronyme en anglais, CBD), a annoncé l’arrivée d’un nouveau « Sauveur », un nouvel accord pour la période post 2020, avec la vision partagée de “vivre en harmonie avec la nature”.

Cet accord pourrait être approuvé lors de la quinzième Conférence des Parties de la CDB (COP15). Une réunion internationale avec la participation de tous les pays devrait permettre de discuter des questions importantes, telles que celle concernant le phénomène de la sixième extinction de la vie sur Terre. L’arrivée du nouveau messie était prévue pour octobre 2020 dans la ville de Kunming en Chine.

La « Super Année de la Biodiversité » a débuté avec la publication du « Brouillon zéro » de cet accord-cadre post 2020, au mois de février. Depuis sa publication, des délégués en charge de la négociation, des représentants d’entreprises, des représentants d’organisations non gouvernementales et de la société civile ont discuté de leurs stratégies pour préparer l’arrivée de ce nouveau messie.

En parallèle, un autre acteur prévoyait d’entrer en scène. Un agent microscopique apparaissait en Chine, et il ne tarda pas à conduire l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à déclarer, le 30 janvier 2020, l’urgence sanitaire mondiale. Le Coronavirus (COVID-19), ce nouvel acteur invisible à l’œil humain, est soudainement devenu visible à l’échelle du monde.

La première réunion permettant de discuter du “Brouillon zéro” devait se tenir en Chine à la fin du mois de février pour préparer la COP15 sur la biodiversité. Cependant, l’épicentre de l’épidémie étant localisé dans ce pays, la Convention sur la Diversité Biologique décida de déplacer la réunion préparatoire à Rome, au siège de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Nous pouvons aisément imaginer cet agent invisible à la poursuite de la Convention sur la Diversité Biologique, et tandis qu’il répondait à l’appel dans cette réunion, il se retrouvait également présent sur le sol Italien.

La réunion à Rome eut lieu dans le contexte du début de la crise du coronavirus au nord de l’Italie et au milieu de l’éruption de l’épidémie dans la province de Wuhan, en Chine. Une tension évidente se faisait ressentir à l’entrée du siège de la FAO ; le personnel médical prenait la température de tous les participants à chaque entrée. La délégation chinoise, en sa qualité d’hôte de la COP15, aurait pu être la plus importante, si elle avait au moins participé avec quelques délégués. Son armée de négociateurs diplomatiques resta confinée à l’intérieur de ses propres frontières.

Au fur et à mesure que la réunion avançait, des rumeurs se propageaient dans les couloirs, selon lesquelles certains gouvernements étaient sur le point de demander le retrait de leurs délégations. Jour après jour, et progressivement, on voyait de moins en moins de participants dans les sessions de réunion qui, inquiétés par la crise du COVID-19, retournaient dans leur pays.

Le Secrétariat général de la CDB, à chaque intervention, soulignait qu’il était en constante discussion avec l’OMS et que celle-ci n’avait pas encore décidé d’annuler les réunions internationales. L’atmosphère des négociations tendait vers une tension de plus en plus palpable au fil des jours. Au cours d’une de ces longues nuits de session, la déléguée de la Mongolie, qui avait demandé la parole, se retrouva confuse et inquiète en allumant son micro, elle venait de recevoir la nouvelle que son pays allait fermer ses frontières.

Comme il était convenu et conformément aux intérêts des négociations des pays les plus puissants, à la fin de la réunion, il n’y eut pas de version finale du « brouillon zéro ». Le consensus, une de fois plus, se cristallisait l’absence de consensus. Les paroissiens du multilatéralisme ont appelé à ne pas perdre foi en l’arrivée du nouveau messie. Certains délégués et participants se sont félicités du travail acharné de la semaine et sont partis en silence, tandis que l’agent invisible se multipliait et atterrissait dans la région du Latium, dont la capitale est Rome.

La « petite » conférence de la Convention sur la Diversité Biologique – « petite » en comparaison avec la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques qui rassemble des dizaines de milliers de participants – s’est terminée comme la plupart de ces conférences, par la prévision des dates des prochaines étapes de négociation. Au moment de sa clôture, cette conférence multilatérale ne réalisait pas encore que le monde allait s’arrêter. La CDB se trouvait tellement centrée sur elle-même, que son unique but se résumait à la poursuite de son propre déroulement, pour terminer les négociations afin d’annoncer la « Super Année de la Biodiversité », et ouvrir le bal pour le nouveau messie en papier lors de la prochaine COP 15. L’année 2020 devait être alors la “Super Année de la biodiversité », car il y avait déjà eu une « Année de la biodiversité » en 2009 et la « Décennie mondiale de la diversité biologique » débutée en 2011.  Toutefois, l’agent invisible, sans aucun doute, entreprenait déjà de baptiser l’an 2020 comme l’« Année du coronavirus ».

Le paradoxe – ironique est que, depuis sa création en 1992, la Convention sur la Diversité Biologique, traite de la conservation des écosystèmes, des espèces menacées et de la migration des espèces, c’est-à-dire certaines des causes sous-jacentes de la crise liée au coronavirus : le pangolin aurait dû être protégé en tant qu’animal exotique … Les chauves-souris ont migré parce que leurs habitats étaient menacés … Il aurait fallu comprendre et traiter les causes structurelles qui se cachaient à l’origine des faits. Aussi, ce virus est le produit de la manière dont nous, les humains, sommes liés à la biodiversité qui nous contient, de la façon dont nous exploitons la terre, les forêts, les rivières, les animaux et la nature. Néanmoins, nous voici, 28 ans plus tard, avec une crise qui n’a pas pu être neutralisée à la racine par ce multilatéralisme qui se vante de « progresser » vers une harmonie avec la nature.

Les défenseurs de la CDB et du multilatéralisme diront sûrement : “nous avons fait beaucoup”, “cela pourrait être pire”, ou quelque chose comme “l’important est de maintenir les négociations en vie pour parvenir un jour à l’accord souhaité”, mais quel est le degré de responsabilité du multilatéralisme dans la crise mondiale que nous vivons ? Les paroissiens du multilatéralisme répondront : « Quelle responsabilité ? Aucune », alors même qu’il faudrait s’interroger sur la quantité d’énergie ? de ressources économiques ? du temps dépensé ? de l’espoir gaspillé dans ces négociations multilatérales ? Ces négociations n’ont d’ailleurs jamais voulu s’attaquer aux causes structurelles de la crise, qui nous tourmentent aujourd’hui.

Ce moment de confinement imposé par l’agent invisible, né de l’inaction d’organisations telles que la CDB, devrait permettre de réfléchir en profondeur à la manière de restructurer le multilatéralisme. Proposer l’injonction « de stopper » ce multilatéralisme est une première étape mais ce n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’institutions et d’un système d’accords internationaux qui établissent des solutions concrètes et cessent de divulguer des messies en papier. Nous avons été confrontés à un multilatéralisme qui n’a pas de réelle capacité d’action et qui consomme le temps sans mécanismes de contrôle ni de respect des quelques engagements convenus. Il est temps de réinventer le multilatéralisme pour faire face à des agents invisibles tels que le COVID-19, qui sont essentiellement le produit de la perturbation considérable que les humains et l’économie capitaliste provoquent dans la biodiversité.